Daniel Giraudon
Les vies et le culte des saints celtiques du haut Moyen Âge sont souvent étonnants, en témoignent ceux de Mac Dara, un pieux personnage vénéré sur une île au large du Connemara.

En Irlande, comme en Bretagne d’ailleurs, les saints des premiers temps de la christianisation sont présents partout. Leur souvenir est attesté ici par des monuments, là par une chapelle, là encore par une fontaine, ailleurs par un nom de lieu ou par une croix, mais aussi par une somme de récits légendaires qui circulèrent longtemps dans les mémoires du peuple.
Autant que sur la terre ferme de la grande île, les moines celtiques ont souvent cherché asile dans des îlots propices au recueillement, à la prière et à la pénitence. C’est le cas notamment dans ce chapelet insulaire qui longe les côtes occidentales du Donegal au Kerry. On y relève les traces de Molaise à Inishmurray, de Connell à Inishkeel, de Féichín à Omey, d’Enda à Arran (Inishmore), de Senan à Maharee, de Finian à Skellig Michael.
Comme Féichín et Enda, c’est dans le comté de Galway qu’un autre anachorète, Mac Dara, construisit son sanctuaire, exactement dans l’îlot situé à l’ouest de la baie d’Ardara en face de Carna et Moyrus, à quelques kilomètres au sud de Roundstones, un village maritime bien connu des amateurs de bodhrán. En raison de sa forme, son nom en irlandais, Crùach Macdara, signifierait : “la meule de Macdara”. L’île ressemble, en effet, à un gros tas de foin, mais on pourrait aussi la comparer à une énorme baleine somnolant sur la crête des vagues.
D’un côté elle porte ses regards sur l’océan, de l’autre elle contemple les douze aiguilles, The Twelve Bens, cette admirable chaîne de montagnes qui domine le Connemara. Elle est composée de landes et de granite rose sur une superficie d’une trentaine d’hectares. Aujourd’hui inhabitée, elle donne asile et pâture à des vaches et des moutons sur un plateau où l’herbe pousse tant bien que mal parmi les pierres. Sur sa rive orientale se dresse une minuscule chapelle à quelques pas de laquelle on voit les restes de ce que furent des habitations monastiques circulaires, sortes de clochauns où résidèrent Mac Dara et ses disciples.

Le légendaire de saint Mac Dara
Mac Dara n’est pour ainsi dire connu, si l’on peut s’exprimer ainsi, que par la tradition orale, évidemment sujette à caution. Comme beaucoup de ses compatriotes qui suivirent le grand saint Patrick, il vécut, dit-on, au VIe ou au VIIe siècle. Son nom véritable aurait été Sinach, mais on ne semble avoir retenu que le patronyme de son père, il est donc “fils”de Dara.
Selon certains, la disparition de son nom pourrait venir d’une superstition courante chez les gens de la côte, auprès desquels il était en grande estime. En effet, Sinach est assez proche du terme sionnach signifiant “renard”. Or on sait que les pêcheurs du comté de Galway évitent de prononcer et ne supportent pas d’entendre les mots “renard” ou encore “lapin” ou “lièvre”. Si cela se produit ou s’il leur arrive de rencontrer l’un de ces deux animaux quand ils vont au port, ils font demi-tour et renoncent à partir en mer. Ils adoptent la même attitude s’il leur arrive de trouver une femme rousse sur leur chemin. D’autres disent encore justement que Mac Dara aurait eu les cheveux roux, c’est ce qui aurait justifié le rapprochement avec le “rusé rouquin”. Un tel surnom seyait donc plutôt mal à un saint quand on sait que Judas, lui-même, était roux et que depuis le haut Moyen Âge, l’animal était l’emblème de l’hérétique. On comprend donc pourquoi on a pu éviter de l’appeler ainsi.
On n’est pas plus précis sur ses origines. Certains disent qu’il était natif du comté de Down. Mais d’autres prétendent qu’il était né et qu’il fut élevé dans le Kent, en Angleterre. Il quitta ce pays pour aller vivre en Écosse. On raconte que pour s’y rendre, il remonta la rivière Clyde sur un bateau sans voiles. Finalement, il serait passé en Irlande et se serait installé sur l’île qui porte aujourd’hui son nom au large du Connemara avec six autres moines : Mac Duach, Caolann son frère, Caillin, Einne, Flannán et Féichín.

Querelles de moines
L’entente entre ces religieux ne devait pas être parfaite puisque Caillin émigra vers un îlot voisin, Iorras Mor, et Caolann, le propre frère de Mac Dara, alla s’installer dans l’île voisine de Cruach na Caoile. Mac Dara avait des vaches et des brebis, mais il n’avait ni taureau ni bélier. C’est pourquoi il demanda à son frère de lui en fournir mais ce dernier refusa. Alors se produisit un miracle. Bientôt, un taureau traversa la mer à la nage venant de l’île voisine de Cruach na Caoile. Arrivé au pied de la falaise, il jaillit hors de l’eau pour prendre pied sur l’île faisant gicler une grande gerbe d’eau. En retombant sur les genoux, il laissa ses empreintes dans la pierre sur le bord de la faille par laquelle il était passé. Aujourd’hui encore, on appelle cet endroit : Spout on Tairbh, “le jet d’eau du taureau”.
De génération en génération, on a colporté des récits concernant certains aspects de leur vie quotidienne. Ils tournent autour d’histoires liées au bétail dont les moines disposaient pour survivre. Peu de temps après, ce fut d’un bélier dont Mac Dara et ses hommes eurent besoin pour leurs brebis. Il fit la même démarche, mais son frère fit encore la sourde oreille. Par un nouveau miracle du saint, un bélier quitta son troupeau du même lieu et atteignit à la nage un rocher très proche de l’île au sud-ouest. De là, il sauta sur l’île. Le rocher d’où il prit son élan se nomme Carregleamon, “le rocher du saut du bélier”. On voit la trace de ses sabots dans la roche à l’endroit où il est retombé.
Un ancien de Cill Chiaráin, village voisin, donne une autre version. Il prétend qu’un tyran (le frère de Mac Dara ?), résidant sur l’île de Cruach na Caoile, avait volé le taureau et le bélier de Mac Dara, mais ceux-ci n’y étaient pas restés. À peine les avait-on laissés dans un champ qu’ils étaient retournés d’un bond sur leur îlot. Pour preuve, on voit la marque des sabots du bélier à l’ouest de l’île. On nomme cet endroit, Leim an Reithe, “le bond du bélier”.
Le taureau, quant à lui, ne parvint pas à franchir tout à fait la distance. Il dut, dans un grand éclaboussement, se frayer un passage parmi les rochers pour grimper sur la falaise. Depuis ce temps-là, quand la houle s’engouffre dans le trou provoqué par l’animal, l’eau jaillit en l’air en un beau jet d’écume. On l’appelle Spout an Tairbh, “le jet d’eau du taureau”. “Pour un miracle, c’était un miracle”, concluait le vieux conteur.
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